Comment j’ai choisi de porter les haillons d’un Marxisme vagabond

(article de Yannis Varoufakis, Ministre des finances Grec du gouvernement Syriza, à partir d’une intervention à Zagreb en 2013. Publié par The Guardian le 20 février 2014, traduit par Marc Uhry, Fondation Abbé Pierre)

En 2008, le capitalisme a connu son second spasme mondial. La crise financière a engendré une réaction en chaîne, qui a attiré l’Europe dans une spirale descendante, spirale qui se poursuit encore aujourd’hui. Les dispositions actuelles de l’Europe ne sont pas fondamentalement une menace pour les milieux populaires, pour les déshérités, pour les banquiers, pour les groupes sociaux, ou même pour les nations. Non, la posture actuelle de l’Europe fait peser une menace pour la civilisation, telle que nous la connaissons.

Si mon pronostic est exact et que nous n’avons pas simplement à affronter un de ces marasmes cycliques rapidement effacés, la question qui émerge est la suivante : saurons-nous accueillir la crise du capitalisme européen comme une opportunité de le remplacer par un meilleur système ? Ou serons-nous tellement inquiets d’un tel bouleversement que nous nous embarquerons dans une entreprise de stabilisation du capitalisme européen.

A mon sens, la réponse est claire. Il y a nettement moins de chances pour que la crise européenne donne naissance à une alternative heureuse au capitalisme, qu’elle ne libère des forces régressives dangereusement débridées susceptibles de faire couler un bain de sang humanitaire, en même temps qu’elles éteindraient l’espoir de tout mouvement progressiste pour les générations à venir.

Ce point de vue m’a valu d’être accusé de « défaitisme » par les voix radicales bien intentionnées, m’accusant d’essayer de sauver un système socioéconomique Européen indéfendable. La critique, je l’avoue, est blessante. Et elle blesse parce qu’elle contient un peu plus qu’une parcelle de vérité.

Je partage l’idée selon laquelle l’Union Européenne est caractérisée par un déficit démocratique important, qui croisé avec l’architecture rocambolesque de l’union monétaire, a engagé les peuples sur le sentier de la régression permanente. Et j’accepte aussi la critique qui veut que je m’inscrive dans une perspective fondée sur l’hypothèse que la gauche a été, et demeure, non seulement battue, mais complètement défaite[1].Je le confesse, il me vaudrait mieux m’inscrire dans un projet de rupture dont la raison d’être serait de remplacer le capitalisme européen par un système différent.

Mon objectif ici est d’ouvrir une hypothèse, selon laquelle l’implosion du répugnant capitalisme européen, malgré tous ses défauts, doit être évitée à tout prix. C’est une confession, chuchotée pour convaincre les plus ardents défenseurs d’une politique de rupture, que nous avons une mission contradictoire : arrêter la chute libre du capitalisme européen, pour acheter le temps nécessaire à la formulation de son remplacement.

Pourquoi un marxiste ?

Quand j’ai choisi le sujet de ma thèse de doctorat, en 1982, j’ai délibérément choisi un sujet éminemment mathématique or de l’orbite de la pensée de Marx. Quand, plus tard, je me suis lancé dans une carrière universitaire, comme enseignant ordinaire en économie, le contrat implicite entre moi-même et la fac qui me proposait ces cours à donner, était que j’enseignerais une théorie économique ne laissant aucune place à Marx. A la fin des années 1980’s j’ai même été engagé par la Sydney’s School of Economics, pour écarter un autre candidat marqué à gauche (ce que j’ignorais évidemment à cette époque).

Après mon retour en Grèce en 2000, j’ai fait le pari d’accompagner le futur Premier Ministre Georges Papandreou, dans l’espoir d’aider à empêcher le retour au pouvoir d’une droite résurgente, qui voulait pousser la Grèce sur le chemin de la xénophobie, autant à l’intérieur qu’en matière de politique extérieure. Comme le monde entier le sait aujourd’hui, le parti de Papandreou n’a pas seulement failli à empêcher la xénophobie mais, au final, a accompagné les plus violentes politiques macro-économiques néolibérales, fer de lance des soi-disant sauvetages de l’Eurozone, ce qui, involontairement, a conduit au retour des défilés nazis dans les rues d’Athènes.

Bien que j’ai démissionné de mon rôle de conseiller de Papandreou en 2006, et que j’ai témoigné des plus vives critiques envers la gestion désastreuse par son gouvernement de l’implosion Grecque de 2009, mes interventions publiques sur la Grèce et l’Europe n’ont jamais porté la moindre trace de marxisme.

Avec toutes ces précautions, vous êtes en droit de vous demander ce qui me prend de me caractériser comme marxiste. Mais, au fond, Karl Marx a déterminé les grilles de lecture à travers lesquelles j’organise le monde dans lequel nous vivons, de mon enfance jusque’à ce jour. Ce n’est pas une influence que j’évoque facilement dans la société des gens-comme-il-faut, tant la moindre allusion à cette M…(arx) tend à glacer l’ambiance. Mais je ne l’ai jamais non plus niée. Après quelques années passées à tenter de ménager un auditoire dont je ne partage pas l’idéologie, le besoin s’est fait sentir pour moi, de discuter de l’empreinte marxiste de ma pensée. J’avais besoin d’expliquer, quoique que marxiste impie, pourquoi il est important de lui résister passionnément, par de multiples voies. Pourquoi en somme, revêtir les haillons d’un marxisme vagabond.

Si toute ma carrière universitaire a largement ignoré Marx et que mes préconisations politiques actuelles ne sauraient être décrites comme marxistes, pourquoi arborer mon marxisme justement maintenant ? La réponse est simple : même mon économie non-marxiste est déterminée par un substrat de compréhension influencé par Marx.

Un théoricien de la radicalité sociale peut affronter la théorie économique dominante selon deux modalités. Tout d’abord, par le moyen d’une critique immanente : accepter les axiomes dominants et révéler leurs contradictions internes, pour dire « je ne conteste pas vos présupposés, mais voilà où vos propres conclusions n’en sont pas le débouché logique. » Cela a été sans conteste la méthode de Marx pour saper les fondements de l’économie politique britannique. Il a accepté tous les axiomes d’Adam Smith et David Ricardo, pour démontrer qu’à l’intérieur même du cadre de leurs affirmations, le capitalisme était un système contradictoire. La seconde voie qu’un théoricien radical peut suivre est bien sûr l’élaboration de théories alternatives à celles de l’establishemennt, espérant qu’elles seront prises au sérieux.

Ma position sur ce dilemme a toujours été que les pouvoirs ne sont jamais perturbés par des théories partant d’un cadre de référence qui leur soit trop extérieur. La seule chose qui puisse déstabiliser un tant soit peu les économistes néo-classiques dominants est la démonstration de l’inconsistance interne de leurs propres modèles. C’est pour cette raison que, depuis le tout début, j’ai choisi de plonger dans les entrailles de la théorie néo-classique et de ne pas passer trop d’énergie à développer des modèles alternatifs. Le fantôme de Marx hante cette décision.

Appelé à commenter le monde dans lequel nous vivons, je n’ai pas trouvé d’alternative à un retour à la tradition marxiste, qui a sculpté ma vie intellectuelle depuis au moins que mon père métallurgiste imprimait sur l’enfant que j’étais, l’effet de l’innovation technologique sur les processus historiques. Comment, par exemple, le passage de l’âge du bronze à l’âge de l’acier a accéléré l’histoire ; comment la relation au métal a considérablement accéléré le temps historique, et comment les technologies de la silice, l’information et la communication, constituent autant d’accélérateurs des discontinuités historiques et socio-économiques.

Ma première rencontre avec les écrits de Marx est survenue très tôt, résultat de l’époque étrange où j’ai grandi, dans une Grèce qui sortait du cauchemar de la dictature néo-nazie de 1967-1974. Ce qui a attiré mon regard était le don fascinant de Marx pour écrire un scénario dramatique de l’Histoire humaine, et pour tout dire, de la damnation humaine, mais enlacée à une possibilité de salut et une authentique spiritualité.

Marx a inventé un récit peuplé de travailleurs, de capitalistes, de fonctionnaires et de scientifiques, qui étaient l’histoire, dramatis personae. Ils luttaient pour harnacher la raison et la science dans une perspective d’émancipation humaine, alors que, au rebours de leurs intentions, des forces démoniaques et débridées usurpaient et retournaient leur propre liberté, leur propre humanité.

Cette perspective dialectique, où toute chose s’apprête à accoucher de son contraire, ainsi que l’œil gourmand avec lequel Marx identifiait le potentiel de changement dans ce qui semblait le plus immuable des structures sociales, m’a aidé à saisir les grandes contradictions de l’ère capitaliste. Cette lecture a dissout le paradoxe d’un âge qui a su générer les richesses les plus remarquables, et d’un même souffle, la plus sordide misère. Aujourd’hui, pour en revenir à la crise Européenne, la crise aux Etats-Unis et la stagnation de long terme du capitalisme japonais, la plupart des commentateurs échouent à décrire les processus dialectiques qui se déploient sous leur nez. Ils aperçoivent la montagne des dettes et des pertes bancaires, mais négligent l’autre face de la même pièce : la montagne d’épargne dormante « gelée » par la peur et qui ne parvient par conséquent pas à être engagée en investissement productif. Un petit détecteur marxiste d’oppositions binaires aurait pu leur ouvrir les yeux.

Une raison essentielle de la difficulté pour l’opinion majoritaire à appréhender la réalité contemporaine c’est qu’elle n’a jamais compris la tension dialectique de la « production conjointe » des dettes et des bénéfices, de la croissance et du chômage, de la richesse et de la pauvreté, de même que le bien et le mal. Le récit de Marx attire notre attention sur ces oppositions binaires, véritables sources des ‘ruses de la raison[2]’ qui caractérisent le processus historique.

De mes premiers pas d’économiste à ce jour, il m’est apparu que Marx a fait une découverte qui doit demeurer au coeur de toute analyse utile du capitalisme, une autre opposition binaire profonde du travail humain. Un travail humain divisé en deux natures : 1) le travail comme activité créatrice de valeur qui ne peut pas être quantifiée à l’avance (qui ne peut donc pas être marchandisé), et 2) le travail en tant que quantité (par exemple le nombre d’heures travaillées), qui est à vendre, à un certain prix. C’est ce qui distingue le travail d’autres inputs économiques, comme l’électricité : sa nature gémellaire et contradictoire. Une différence, voire contradiction, que l’économie politique a négligée avant le surgissement de Marx et que l’économie majoritaire refuse toujours obstinément de percevoir aujourd’hui.

L’électricité comme le travail peuvent être perçus comme des biens. En effet, les employeurs comme les travailleurs font tout pour marchandiser le travail. Les employeurs consacrent toute leur ingéniosité, et celles de leurs affidés en ressources humaines, pour quantifier, mesurer et homogénéiser le travail. Dans le même temps, les possibles employés plongent dans la lessiveuse dans une tentative angoissée de marchandiser leur force de travail, d’écrire et de réécrire leurs CV, dans une optique les définissant comme des fournisseurs d’unités quantifiables de travail. Et c’est là que le bât blesse. Si les travailleurs et les employeurs étaient jamais parvenus à marchandiser complètement le travail, le capitalisme aurait péri. C’est une idée sans laquelle la tendance du capitalisme à générer des crises ne peut jamais être totalement appréhendée et, également, une idée auquel nul ne peut avoir accès sans un minimum d’exposition à la pensée de Marx.

Quand la science-fiction se fait documentaire

Dans le film classique de 1953, l’Invasion des profanateurs de sépultures, de Don Seagel, les forces extraterrestres n’attaquent pas de front, comme dans, disons, La guerre des mondes de H.G. Wells. Ici, les individus sont envahis par l’intérieur, jusqu’à ce que plus rien de leur humanité, de leur esprit et de leurs émotions, ne subsiste.

Leurs corps sont des coquilles qui avaient pris l’habitude d’héberger un libre-arbitre et qui désormais travaillent, suivent les prescriptions de la « vie » quotidienne, et fonctionnent comme des simulacres d’humaines « libérés » de la part inquantifiable de l’essence humaine. Voilà quelque chose ressemblant à ce qui serait advenu si le travail était devenu parfaitement réductible à un capital humain et partant, calibré à son inscription dans les modèles économiques simplets.

Toute théorie économique non-marxiste, qui considère interchangeables les intrants productifs humains et non-humains suppose que la déshumanisation du travail est complètement réalisée. Mais si elle pouvait un jour être réalisée, le résultat en serait la fin du capitalisme en tant que système capable de créer et distribuer de la valeur. Pour commencer, une société d’automates déshumanisés ressemblerait à une horlogerie mécanique pleine de rouages et de ressorts, chacun avec sa fonction propre dont l’ensemble constituerait un « bien. » Un chronomètre. Maintenant, si cette société ne comptait rien que d’autres automates, le chronomètre ne serait pas un « bien ». Ce serait certainement un output, une réalisation, mais pourquoi un « bien » ? Sans véritables humains, pour expérimenter l’usage, la fonction d’un chronomètre, il ne peut pas exister dans l’ordre du « bien. » Aucun bien, ni aucun mal, dans une société d’automates.

Si le capital réussissait jamais à quantifier et par conséquent à marchandiser parfaitement le travail, comme il essaie en permanence de le faire, ce serait au prix de la compression de cette part indéterminée, récalcitrante, de liberté humaine, qui permet de générer la valeur. L’idée brillante de Marx sur l’essence du capitalisme était précisément celle-ci : le grand succès du capitalisme est de transformer le travail en marchandise cherchant à produire le moins de valeur par unité supplémentaire, réduisant le taux de profit, et au final, rapprochant la prochaine récession de l’économie comme système. L’approche unique par Marx d’une liberté humaine conçue comme une catégorie économique, rend possible une interprétation astucieuse, distinctement analytique et dramatique, de la propension du capitalisme à s’arracher en récession, voire en dépression, des dents de la croissance.

Quand Marx écrivait que le travail est le feu vivant, le feu qui donne forme, la transitorialité des choses, leur temporalité, il a produit la plus grande contribution qu’aucun économiste ait jamais apporté à notre compréhension à la contradiction aigüe enfouie dans l’ADN du capitalisme. Quand il a dépeint le capital comme une « … force que nous devons soumettre… elle se déploie, une énergie universelle et cosmopolite, qui transcende toutes les limites, tous les liens, qui s’affirme comme la seule politique, la seule universalité, la seule limite et le seul lien », il soulignait la réalité d’un travail susceptible d’être acheté par du capital liquide (c’est-à-dire la monnaie), dans sa forme marchandise, mais qui trimballera toujours à ses basques une volonté hostile à l’acquéreur capitaliste. Mais Marx n’a pas uniquement posé un constat psychologique, philosophique et politique. Il a, surtout, proposé une remarquable analyse de ce moment où le travail (dans sa dimension inquantifiable) resurgit en hostilité, devient stérile et incapable de produire de la valeur.

A une époque où les néolibéraux ont enserré la majorité de la population dans leurs tentacules théoriques, régurgitant sans cesse l’idéologie de l’amélioration de la productivité du travail dans un effort pour améliorer la compétitivité, ce qui finira par créer de la croissance, etc., l’analyse de Marx offre un puissant antidote. Le capital ne peut jamais trouver d’issue à son combat permanent pour pétrir le travail et le transformer en intrant infiniment élastique, mécanisé, sans se détruire lui-même. C’est ce que les keynésiens et les néolibéraux ne saisissent pas. « Si l’ensemble de la classe des travailleurs salariés devait être aliénée par cette horlogerie, combien ce serait terrible pour le capital, qui, sans le travail salarié, cesse d’être le capital. »

Qu’est-ce que Marx a fait pour nous ?

A peu près toutes les écoles de pensées, y compris celles de quelques economistes progressistes, aiment à prétendre que, bien que Marx ait été une puissante figure historique, très peu de ses apports font encore sens aujourd’hui. Je me permets un avis différent. Parallèlement à l’instantané du drame fondamental de la dynamique capitaliste, Marx m’a donné les outils grâce auxquels m’immuniser contre la propagande toxique du néo-libéralisme. Par exemple, l’idée que la richesse est produite d’abord de manière privée et ensuite appropriée par un Etat quasi-illégitime, à travers la fiscalité, est assez séduisante pour y succomber, pour qui n’a pas d’abord été exposé à l’argument saisissant de Marx, montrant que c’est exactement le contraire : la richesse est d’abord produite collectivement et ensuite, privatisée à travers les rapports sociaux de production et les droits de propriété, qui reposent, pour pouvoir se reproduire, à peu près exclusivement sur une conscience faussée de cet enchaînement.

Dans son récent essai Never Let a Serious Crisis Go to Waste[3], l’historien de la pensée économique Philip Mirowski, a démonté le succès néolibéral, qui a su convaincre un large spectre de la population que les marchés financiers ne sont pas seulement le moyen utile d’une finalité, mais également la finalité elle-même.

Dans cette optique, pendant que les initiatives collectives et les institutions publiques ne sont jamais capables de « faire comme il faut », les intérêts privés décentralisés sont assurés de ne pas seulement produire sans entraves les biens et services adaptés, mais aussi les désirs, les personnalités, et même l’éthique, conformes. Le meilleur exemple d’expression de cette crasse néolibérale est, à l’évidence, le débat sur la réaction face au dérèglement climatique. Les néolibéraux se sont précipités pour défendre l’hypothèse selon laquelle, si quoi que ce soit était tenté, cela devait prendre la forme d’un quasi-marché pour les « maux » (à savoir un système de marché d’émissions de CO2), dans la mesure où seuls les marchés « savent » apprécier correctement le prix des biens et des maux. Pour comprendre pourquoi une telle solution de quasi-marché est destinée à échouer et, ce qui est plus important, d’où vient la justification de ce type de « solutions », on peut faire pire choix que de s’inspirer de la logique d’accumulation du capital décrite par Marx et que l’économiste polonais Michal Kalecki a adapté à un monde régi par les oligopoles en réseau.

Au XXème siècle, les deux mouvements politiques qui ont puisé leurs racines dans la pensée marxiste ont été les partis communistes et socio-démocrates. Les deux, en plus de leurs diverses erreurs (et crimes) ont échoué, à leur détriment, à suivre la pensée de Marx en un point crucial : au lieu d’embrasser la liberté et la rationalité comme cri de ralliement et principes organisateurs, ils ont opté pour l’égalité et la justice, abandonnant le concept de liberté aux néolibéraux. Marx était pourtant inflexible : le problème du capitalisme n’est pas son iniquité, mais son irrationalité, qui condamne en permanence des générations entières à la misère, au chômage et convertit les capitalistes en automates dirigés par l’angoisse, vivant en permanence dans la crainte qu’à moins de marchandiser entièrement leur prochain pour servir plus efficacement l’accumulation du capital, ils cesseront d’être capitalistes. Ainsi, si le capital apparaît injuste, c’est parce qu’il esclavagise tout le monde, il gâche les ressources humaines et naturelles ; la même ligne de production, qui crache les gadgets les plus hallucinantes et les richesses les plus incroyables, livre aussi ses tombereaux de malheurs et de crises.

Ayant échoué à affirmer une critique du capitalisme en termes de liberté et de rationalité, comme Marx le pensait essentiel, la social-démocratie et la gauche en général ont permis aux néolibéraux d’usurper l’étendard de la liberté et de remporter une victoire spectaculaire dans l’affrontement des idéologies.

Peut-être que la dimension la plus significative du triomphe néolibéral est ce qui se cache derrière le nom répandu de « déficit démocratique. » Des rivières de larmes de crocodiles ont coulé sur le déclin de nos grandes démocraties au cours des trois dernières décennies de financiarisation et de mondialisation. Marx aurait ri comme une baleine devant ceux qui semble surpris, ou agacés, par le « déficit démocratique. » Quel a été le grand objectif derrière le libéralisme du XIXème siècle ? C’était, comme Marx n’a jamais cessé de le souligner, de séparer la sphère économique de la sphère politique, et de confiner la politique à la portion congrue, tout en confiant la sphère économique au capital. C’est un splendide succès du libéralisme, d’être parvenu à cet objectif de long terme, que nous pouvons aujourd’hui contempler. Regardez l’Afrique du Sud aujourd’hui, deux décennies après que Nelson Mandela ait été libéré et que la sphère politique, enfin, englobe l’ensemble de la population.

La position inconfortable de l’ANC a été que, pour être autorisée à dominer la sphère politique, elle a du renoncer à tout pouvoir sur la sphère économique. Ceux qui ont une impression contraire peuvent toujours consulter les familles des dizaines de mineurs abattus par des gardes armés, payés par leurs employeurs, après qu’ils aient osé demander une augmentation de salaire.

Pourquoi vagabond ?

Après avoir montré le rôle important de Marx dans ma compréhension bien incomplète de notre monde social, je voudrais maintenant expliquer pour quoi je demeure terriblement en colère après lui. En d’autres termes, je veux démontrer pourquoi je suis un marxiste vagabond, récalcitrant et infidèle. Marx a commis deux erreurs spectaculaires, l’une d’entre elles est une erreur par omission, l’autre est une erreur par commission. Encore aujourd’hui, ces erreurs pénalisent l’efficacité de la gauche, particulièrement en Europe.

La première erreur de Marx, l’erreur par omission a été son échec à penser suffisamment l’impact de sa propre théorie, sur le monde qu’il théorisait. Sa théorie est exceptionnellement puissante d’un point de vue discursif et Marx avait l’intuition de cette puissance. Comment a-t-il pu accorder si peu d’attention à la possibilité que ses disciples, des personnes disposant d’une meilleure emprise sur ces idées puissantes que le travailleur lambda, puissent utiliser le pouvoir qui leur était conféré, à travers les propres idées de Marx, pour manipuler leurs camarades, pour construire le socle de leur propre pouvoir, pour obtenir des postes influents ?

La seconde erreur de Marx, celle que je décris comme une erreur par commission, était pire. C’est sa présomption que la vérité sur le capitalisme pourrait être découverte dans les arcanes mathématiques de ses modèles. C’est le pire chausse-trappe qu’il pouvait tendre à son propre système théorique. L’homme qui nous a équipé de la liberté comme concept économique de première grandeur ; l’érudit qui a su élever l’indétermination radicale à sa juste place dans l’économie politique ; c’est la même personne qui a fini par le bricolage ludique de quelques modèles algébriques simplissimes, dans lesquels les unités de travail étaient, naturellement, entièrement quantifiées, espérant contre l’évidence, pouvoir extraire de ces équations quelques vérités additionnelles sur le capitalisme. Après sa mort, les économistes marxistes ont gâché de longues carrières à bricoler des mécaniques scholastiques du même type. Complètement immergés dans les vains débats sur « le problème de la transformation » et ce qu’il convenait d’en faire, ils ont simplement réussi à devenir une espèce à peu près éteinte, décimée par le mastodonte néolibéral, qui écrabouille les insectes dissidents gambadant sur son chemin.

Comment Marx a-t-il pu être aussi chimérique ? Pourquoi n’a-t-il pas pu admettre qu’aucune vérité sur le capitalisme de pourrait jamais surgir de modèles mathématiques, aussi brillants soient-ils ? Est-ce qu’il ne disposait pas de l’appareillage intellectuel suffisant pour se rendre compte que la dynamique capitaliste prenait son élan initial dans la part inquantifiable du travail humain, donc d’une variable qui ne pourrait par définition jamais être bien définie mathématiquement ? Si, à l’évidence, puisqu’il a lui-même créé cet appareillage ! Non, la raison de cette erreur est un peu plus triste : tout comme les vulgaires économistes qu’il a si brillamment admonesté (et qui continuent à dominer les chaires d’économie aujourd’hui), il s’est abimé dans la légitimité que les « preuves » mathématiques semblaient lui offrir.

Alors, pourquoi Marx n’a pas reconnu qu’aucune vérité sur le capitalisme ne pourrait surgir de quelque modèle mathématique que ce soit ?

Si je ne m’abuse, Marx savait ce qu’il faisait. Il a compris, ou il avait la capacité de savoir, qu’une théorie accomplie de la valeur de pouvait être compatible avec un modèle mathématique de l’économie de la dynamique capitaliste. Il était, je n’en ai aucun doute, conscient, qu’une théorie économique spécifique doit respecter l’idée que les lois de l’indétermination sont elles-mêmes indéterminées. En termes économiques, cela signifiait une reconnaissance que la puissance des marchés, et par conséquent la profitabilité des capitalistes n’était pas nécessairement réductible à leur capacité de tirer le jus du travail des employés ; que certains capitalistes sont à même d’extraire plus qu’une masse de travail d’une communauté donnée de consommateurs, pour des raisons qui sont extérieures à la propre théorie de Marx.

Hélas cette reconnaissance aurait eu pour corollaire l’acceptation que ces « lois » n’étaient pas immuables. Il aurait eu à concéder aux voix qui le contestaient dans le mouvement syndical que sa théorie était indéterminée et, par conséquent, que ses anticipations pourrait ne pas être justes, complètement et sans ambiguïté. Qu’elles seraient en permanence provisoires. Cette détermination à disposer d’un récit ou d’un modèle clos, complet, le dernier mot, est quelque chose que je ne peux pas pardonner à Marx. Cela s’est avéré, au bout du compte, à la source d’énormes erreurs, et, plus grave encore, de l’autoritarisme. Les erreurs et l’autoritarisme sont largement responsables de l’incurie de la gauche en tant que force du Bien et en tant que mesure des violations de la raison et de la liberté par le clan néolibéral, dont nos jours sont témoins.

La leçon de Mme Thatcher

J’ai déménagé pour l’Angleterre pour rejoindre l’université en septembre 1978, à peu près six mois avant que la victoire de Margareth Thatcher ne change la Grande-Bretagne à jamais. Voir le gouvernement travailliste se désintégrer sous le poids d’un programme social-démocrate dégénéré, m’a induit vers une grave erreur : croire que la victoire de Thatcher pourrait être une bonne chose, prodiguant à la classe ouvrière et à la classe moyenne britanniques le choc rapide, aigu, nécessaire pour revigorer les politiques progressistes : pour donner à la gauche une chance de définir des orientations radicales fraîches, pour un nouveau type de politique progressiste, efficace.

Même lorsque le chômage a doublé, puis triplé, sous les décisions neoliberales radicales de Thatcher, j’ai continué de caresser l’espoir que Lénine avait raison : « les choses doivent devenir pires, avant de devenir meilleures. » Quand la vie est devenue plus dure, plus brutale et pour beaucoup, plus courte, il m’est apparu que j’étais tragiquement dans l’erreur : les choses peuvent s’empirer à perpétuité, sans que rien ne s’améliore. L’espoir que la détérioration du bien commun, l’étiolement de la vie pour la majorité de la population, la dissémination de la misère aux quatre coins du pays conduirait, automatiquement, à la renaissance de la gauche n’était que cela : un espoir.

La réalité était de fait douloureusement différente. A chaque tour de vis de la régression, la gauche devenait plus introvertie, moins capable de produire une stratégie progressiste convaincante, pendant que dans le même temps, la classe ouvrière se divisait entre ceux qui étaient éjectés hors de la société et ceux qui étaient cooptés par le schéma mental néolibéral. Mon espoir que Thatcher pourrait par inadvertance conduire à une nouvelle révolution politique était une parfaite et authentique connerie. Tout ce qui est sorti du Thatcherisme, c’est l’extrême financiarisation, le triomphe des centres commerciaux sur la boutique de quartier, la fétichisation du logement, et Tony Blair.

Loin de radicaliser la société britannique, la régression que le gouvernement Thatcher a orchestrée avec tant de soin, en tant qu’élément de sa guerre de classe contre les formes organisées du travail et contre les institutions publiques de sécurité sociale et de redistribution établies à la sortie de la Guerre, a détruit sur le long terme toute possibilité de politique progressiste radicale en Grande-Bretagne. De fait, cela a rendu impossible la notion fondamentale de valeur qui transcenderait ce que le marché pourrait déterminer comme « juste prix. »

La leçon que Thatcher m’a enseigné sur la capacité d’une régression de long terme, qui sape les politiques progressistes, est celle qui m’accompagne aujourd’hui dans la crise européenne actuelle. Elle est, de fait, le déterminant le plus important de ma posture vis-à-vis de la crise. C’est la raison pour laquelle je suis heureux de confesser le pêché dont je suis accusé par certains de mes critiques de gauche : le pêché de choisir de ne pas proposer de programme politique radical, qui viserait à exploiter la crise pour se débarrasser du capitalisme européen, pour démanteler l’horrible Eurozone, et pour dynamiter cette Union Européenne des cartels de banquiers en banqueroute.

Oui, j’adorerais mettre en avant un programme radical. Mais non, je ne suis pas disposé à commettre deux fois la même erreur. Quel succès pouvons-nous revendiquer dans la Bretagne du début des années 1980’s, grâce à notre projet de changement socialiste, que la société Britannique négligeait en même temps qu’elle plongeait dans le piège néolibéral thatchérien ? Absolument aucun. Quel bénéfice pourrions-nous tirer aujourd’hui d’un appel au démantèlement de l’Eurozone, de l’Union Européenne elle-même, quand le capitalisme européen fait de son mieux pour saper l’Eurozone et l’Union Européenne elle-même, au fond ?

Une sortie Grecque, Portugaise, Italienne de l’Eurozone amènerait à une fragmentation rapide du capitalisme européen, distendu entre les importants bénéfices régressifs de l’Est du Rhin et du Nord des Alpes, et la stagflation vicieuse dans laquelle le reste de l’Europe s’engluerait. Qui tirerait bénéfice d’un tel scénario ? Une gauche progressiste régulatrice, qui surgirait tel un phénix, des cendres des institutions publiques ? Ou les nazis d’Aube Dorée, le conglomérat des néofascismes, des xénophobes et des capitaines d’industrie ? Je n’ai absolument aucun doute sur laquelle de ces tendances tirerait le meilleur parti d’une désintégration de l’Eurozone.

Je ne suis, quant à moi, pas disposé à souffler cette brise fraîche dans les voiles de cette vision post-moderne des années 1930’s. Si cela signifie que ce soit à nous, les marxistes convenables et vagabonds, de sauver le capitalisme de lui-même, qu’il en soit ainsi. Non par amour du capitalisme européen, de Bruxelles, ou de la Banque Centrale Européenne, mais simplement parce que nous voulons minimiser la part dispensable de la facture humaine de cette crise.

Que devraient faire les marxistes ?

Les élites européennes agissent aujourd’hui comme si elles ne comprenaient ni la nature de la crise qu’elles ont à gérer, ni ses implication pour l’avenir de la civilisation européenne.

De manière atavique, elles ont choisi de piller les ressources amoindries du faible et du déshérité, de manière à boucher les trous béants du secteur de la finance, refusant d’envisager le caractère absolument inatteignable de la tache.

Nantie de ces élites européennes enfoncées dans le déni et le désarroi, la gauche doit admettre que nous ne sommes simplement pas prêts à combler le gouffre que l’effondrement du capitalisme européen ouvrirait, par un système socialiste en état de marche. Notre tache devrait dès lors être double. D’une part, mettre en avant une analyse de l’état actuel des choses que les européens bien pensants et non-marxistes séduits par les sirènes du néolibéralisme, trouvent approprié. D’autre part, adosser à cette analyse des propositions pour stabiliser l’Europe, pour mettre fin à la spirale descendante, qui, au bout du compte, ne renforce que les bigots.

Laissez-moi à présent conclure par deux confessions. Tout d’abord, quoique je sois ravi de défendre comme optique vraiment radicale, la mise en œuvre d’un projet modeste, pour stabiliser un système que je critique, je ne prétendrai pas être fou de joie à cette idée. C’est peut-être ce que nous devons faire dans les circonstances présentes, mais je suis triste de ne probablement plus être suffisamment longtemps de la partie pour voir un projet plus radical être mis en œuvre.

Ma confession finale est de nature tout-à-fait personnelle : je sais que je cours le risque de, subrepticement, aider à l’amerrissage de la tristesse liée à l’abandon de tout espoir de remplacer le capitalisme de mon vivant, par la faiblesse qui m’a conduit à devenir agréable au cercle des sociétés policées. L’impression liée à l’autosatisfaction d’être fêté par les puissants a commencé à l’occasion à couler en moi. Et quelle impression non-radicale, dégueulasse, corruptrice et corrosive cela peut être…

Mon Nadir personnel est venu me chercher à l’aéroport. Quelque personnalité fortunée m’avait invité à commettre une présentation sur la crise européenne et avait dépensé pour cela la somme improbable correspondant à un ticket de première classe. Sur le trajet du retour, fatigué, avec plusieurs voyages dans les bottes, je patientais dans la longue queue des passagers de la classe économique, pour atteindre la porte d’embarquement. Soudain, j’ai mesuré avec horreur à quel point il était facile à mon esprit de s’infecter du sentiment que j’étais légitime à dépasser le vulgus pecum. J’ai réalisé à quel point j’étais déjà prêt à oublier ce que mon cerveau de gauche avait toujours su : que rien ne réussit mieux à se perpétuer que le faux sentiment d’être « légitime à ». Passer des alliances avec les forces réactionnaires, comme je crois que nous devons le faire pour stabiliser l’Europe aujourd’hui, nous préserve du risque d’être cooptés, de laisser fondre notre radicalisme a travers l’édredon tiède du sentiment d’être « arrivés » aux portes du pouvoir.

Les confessions radicales, comme celle que je viens de tenter d’effectuer ici, sont peut-être le seul antidote programmatique contre le dérapage idéologique qui menace de nous convertir en simples rouages de la machine. Si nous avons à nouer des alliances avec nos adversaires, nous devons éviter de devenir comme les socialistes qui ont échoué à changer le monde mais ont réussi a améliorer leur situation personnelle. Le pari est d’éviter un maximalisme révolutionnaire qui, au bout du compte, aiderait les néolibéraux à effacer toute opposition à leur politiques en auto-échec, et de garder à l’esprit les défauts inhérents au capitalisme, en même temps que nous essayons de le sauver, pour des motifs stratégiques, de lui-même.

[1] Article tiré d’une conférence ayant eu lieu un an avant la victoire de Syriza et la nomination de Varoufakis comme Ministre des finances. (NDT)

[2] Thème central de la pensée de W.F. Hegel, qui inspira fortement le jeune Marx. L’Histoire comme sujet central du monde, produite par les processus dialectiques, dont les manifestations apparaissent fréquemment comme des ruses de la raison (i.e. Napoléon, tyran, trimballe malgré lui les idées des lumières, le triomphe de la raison et l’idéal de la Révolution française). (NDT)

[3] http://www.versobooks.com/books/1613-never-let-a-serious-crisis-go-to-waste (existe en anglais seulement, c’est super, mais franchement, je n’ai pas le courage de me lancer dans la traduction… NDT)

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